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Interview de Stéphane HUA, paléontologue spécialiste des crocodiles marins

Le 19 février 2024 par Cléa Hameury

Description

Stéphane Hua est paléontologue spécialiste des crocodiles marins. Titulaire d’un doctorat en paléontologie et informaticien de métier, il consacre son temps libre à la recherche. Cet amoureux des « gros prédateurs à grandes dents » nous dévoile le travail d’enquête qu’il mène actuellement sur un spécimen étonnant récemment découvert et conservé dans les collections du Muséum…

L'interview complète

C.H : Comment est venue cette passion pour la paléontologie ?

S.H : Tout petit, depuis l’âge de 6 ans je voulais faire de la paléontologie. Je savais que j’étais destiné à cela. J’ai eu la chance que mes parents me soutiennent dans cette passion. Savoir ce que l’on veut faire dès le départ est une aubaine car quand vous avez une passion aussi jeune, elle vous guide durant toutes vos études, voire votre vie.

J’ai commencé au lycée avec un bac spécialisé en « sciences naturelles » puis à la Faculté des sciences où j’ai eu le choix entre la biologie et la géologie. Je ne me voyais pas disséquer des animaux alors j’ai opté pour la géologie. De tout manière, ce que je préférais c’était « taper sur des cailloux » ! (rires) J’ai ensuite enchainé sur une maitrise puis un DEA(1). C’est ainsi que j’ai obtenu mon doctorat en paléontologie. 

C.H : Pourquoi les crocodiles marins ? 

S.H : Eh bien… Un peu par hasard ! Durant mes études, j’ai eu la chance de rencontrer Éric Buffetaut, paléontologue reconnu et directeur de recherche au CNRS. Un jour il m’a dit « il y a beaucoup de chercheurs sur les dinosaures mais personne sur les crocodiles ! Donc si ça t’intéresse… ». Et c’est là où je me suis dit « banco ». Les crocodiles me sont donc un peu tombés dessus, même si je ne vous cache pas que quelque part, je savais que je ne voulais pas étudier de petits rongeurs et autres petites bêtes. Je voulais du gros prédateur avec de grosses dents ! Alors les crocodiles j’ai trouvé ça sympa (rires).

Je les voyais toujours un peu comme des animaux qui roupillaient au bord de la berge alors qu’en réalité il s’agit d’un groupe incroyable ! Ces animaux ont pu être au cours du temps insectivores, carnivores, marins, terrestres… Ils ont même survécu à la crise Crétacé-Tertiaire(2)! C’est un groupe fascinant. Plus on l’étudie, plus on a envie d’en découvrir davantage. Par exemple, quand on les regarde, on aurait tendance à penser qu’ils sont très proches des reptiles alors qu’en réalité ils sont plus proches des oiseaux. Ils ont eux aussi des gésiers, les mêmes cœurs… 

Les crocodiles sont aussi très intéressants pour la médecine. On en ignore encore les raisons, mais on s’est rendu compte qu’ils faisaient partie d’un des rares groupes de vertébrés supérieurs à ne pas développer de cancer par exemple. En médecine, c’est d’ailleurs à partir de l’hémoglobine de crocodile que l’on synthétise de l’hémoglobine artificielle car la leur est capable de fixer très efficacement l’oxygène. Malheureusement, ces animaux restent encore trop peu connus et font un peu partie des mal aimés. Dans les endroits du globe où ils sont connus, ils sont respectés et admirés.

C.H Et qu’est-ce qui vous anime le plus dans ce domaine scientifique ?

S.H : La paléontologie c’est en quelque sorte s’abstraire du temps. Le fossile a plus de 150 millions d’années, rendez-vous compte ! Selon moi un paléontologue se définit avant tout par sa curiosité et sa volonté de comprendre. Vous êtes tout le temps surpris, il y a des nouvelles techniques ou des découvertes qui apparaissaient en continu ! 

Au-delà de reconstituer une partie du passé, ce qui est beau en paléontologie, c’est que lorsque vous écrivez des articles, ils doivent retranscrire une logique à l’état pur et demandent une certaine humilité. 

Par exemple, lorsque vous vous trouvez devant un spécimen dont il ne reste plus que quelques vertèbres comme ici, la question que l’on doit se poser est « Quel est le maximum que je peux en tirer ? » et au contraire « Qu’est-ce ce que je ne peux pas en tirer ? ». 

Je pense qu’un « bon » paléontologue est un chercheur qui a écrit un article et qui, des années plus tard, a encore raison. Par exemple au Muséum du Havre, les paléontologues Eugène Eudes-Deslongchamps et son père Jacques Amand Eudes-Deslongchamps ont écrit des articles qui plus d’un siècle et demi plus tard sont encore de parfaites références ! 

Pour résumer, ce que j’aime dans ce métier, c’est le côté un peu éternel et logique. 

C.H Qu’est-ce qui vous a amené à être aussi informaticien ?

S.H : Cette deuxième casquette est arrivée un peu par la force des choses. N’ayant pas été boursier durant mes études, je devais travailler en même temps que ma thèse. J’ai commencé par enseigner les sciences naturelles en collège et lycée en attendant de pouvoir postuler au CNRS. Mais les opportunités au centre étaient rares et les places convoitées. Le milieu de l’informatique quant à lui explosait, j’ai donc préféré saisir l’occasion. Je me suis formé dans ce domaine et été formateur en informatique pendant environ 5 années. La formation en informatique s’est ensuite un peu cassé la figure. J’ai dû arrêter l’enseignement et suis devenu un informaticien « pur jus ». Je suis un peu une sorte de chat noir hautement évolutif ! (rires)

C.H Vous évoquez Jacques Amand Eudes-Deslongchamps, connaissiez-vous le Muséum et ses collections depuis longtemps ?

S.H : Oui ! En effet durant mes études j’ai eu l’occasion d’être plusieurs fois en contact avec le Muséum du Havre et d’y étudier quelques fossiles. Je connais donc déjà une part des collections dont le fameux crocodile Oceanosucchus, un spécimen phare et très rare du musée. 

Les gisements normands sont parmi les plus riches au monde, ils regorgent de fossiles notamment de crocodiles marins. La preuve c’est qu’aujourd’hui encore on trouve des fossiles époustouflants ! Au fil de leurs découvertes, les paléontologues déposent leurs trouvailles au Muséum, un atout indéniable pour la recherche et l’enrichissement des collections.

Pour l’anecdote, dans l’Oxford Clay(3) en Angleterre, les fossiles sont plutôt fracturés et cisaillés. Les gisements allemands sont magnifiques et complets mais ils sont un peu en mode « galette ». Ici les gisements normands ou même français de manière générale, offrent des fossiles qui ne sont presque pas déformés ! Donc en plus d’avoir des gisements riches en fossiles, ici en Normandie, ils sont souvent en très bon état !

C.H Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui au Muséum ? 

S.H : Extraites d’un bloc de calcaire provenant d’Octeville-sur-mer, un lot de vertèbres de crocodile marin a été découvert. Ma mission aujourd’hui est de déterminer à qui elles appartenaient et quelle serait leur valeur à la fois muséographique et scientifique.  Je place donc les vertèbres dans le bon ordre puis je les mesure afin d’avoir une estimation de la taille de l’animal.

Là en l’occurrence, nous avons des vertèbres qui peuvent être en connexion, c’est-à-dire que mises bout à bout, elles pourraient former un segment de colonne vertébrale. Ce qui peut devenir intéressant si l’on souhaite un jour l’exposer dans un musée ! D’un point de vue scientifique, bien qu’il s’agisse d’une espèce bien connue du genre Metriorhynchus, nous avons affaire à un spécimen adulte dont la taille est vraiment impressionnante et très rare ! Il devait mesurer dans les environs de 5 à 6 mètres de long. C’était un véritable char d’assaut ! On distingue même une blessure, un croc. Soit il s’est un peu battu et il en est mort, soit c’est post mortem.

C.H Pouvez-vous nous en dire plus sur cet animal ? 

S.H : Ce crocodile devait appartenir au groupe des mésosuchiens(4), c’est-à-dire des crocodiles du jurassique et du Crétacé (de – 200 à – 65 millions d'années), plus ou moins adaptés à la vie aquatique. Historiquement, il y a eu 4 familles. Celui-ci appartenait à la famille qui s’était le mieux adaptée au milieu marin, les Metriorhynchidae.

Ces ossements fossiles nous donnent tout un tas d’informations concernant son adaptation à la vie marine. Par exemple, les orbites situées sur son crâne nous révèlent que ce crocodile devait avoir une vision spatiale(5), puisqu’elles ne sont plus dirigées vers le haut mais latéralement. À la différence des crocodiles qui chassent à la surface, celui-ci devait donc chasser sous l’eau.

D’autres indices nous permettent de voir que son corps s’était adapté pour lui offrir une nage la plus fluide possible, aussi bien pour se déplacer que pour chasser. Ses os étaient très allégés, ses ostéodermes(6) ont disparu et ses membres antérieurs étaient très réduits. 

Les pattes arrière restent quant à elles encore pas mal développées, certainement afin de lui assurer une stabilité sur terre pour pondre comme le font les tortues marines actuelles. 

L’une des particularités est qu’il a une queue hypocerque, c’est à dire une queue verticale comme les requins. On pensait que cela lui permettait d’avoir une nage soutenue et de nager sur de longues distances. Or, la forme de la queue en elle-même est plutôt typique des requins épipélagiques(7) qui chassent par accélération, qu’on appelle des « nageurs accélérateurs ». 

Grâce à certains spécimens du Havre, des études histologiques (étude des tissus) m’ont permis de démontrer qu’il s’agissait d’un reptile à sang froid. Or, des animaux à sang froid ne sont pas capables de nager pendant des heures. Notre crocodile était donc capable de fournir un grand effort, mais momentané. Il s’agissait d’un chasseur en embuscade.

L’étude des contenus stomacaux de ces crocodiles marins (les Metriorhynchidae) ont d’ailleurs prouvé qu’ils mangeaient aussi des carcasses. En Angleterre, on a même découvert des restes de reptiles volants tels que des ptérosaures. Un peu comme les crocodiles actuels, ils mangeaient vraiment tout ce qu’ils trouvaient.  Mais à côté il y avait d’autres reptiles marins qui étaient beaucoup plus efficaces, tels que les pliosaures ou encore les Ichtyosaures. Eux avaient le sang chaud, ils ne faisaient donc pas le poids face à eux. Ces crocos devaient « imaginer » un autre mode de prédation pour espérer coexister, la nécrophagie ou la chasse par embuscade donc.

Grâce à tous ces indices, on commence à avoir une vision un peu plus précise de ce à quoi pouvait ressembler ce crocrodile ! D’ailleurs, si cet animal devait avoir un équivalent actuel, se serait une sorte de serpent marin qui se ferait passer pour une brindille à la surface de l’eau. Dès qu’un poisson profite de son ombre, il l’attrape. C’est d’autant plus intéressant, qu’il existe un équivalent actuel, le crocodile marin indo pacifique. On le retrouve de l’Australie jusqu’à Célan, à plus de 3 000km des côtes. Il est capable de manger n’importe quoi : des oiseaux de mer, des maquereaux, des poissons, des vertébrés… 

« Au-delà de la passion et de l’avancée de nos connaissances sur le passé, peut-être qu’un jour que tout ce travail servira. Négliger une partie de la connaissance c’est ne pas être curieux, ne pas être curieux ce n’est pas être humain » - Stéphane HUA, 2024.

- Interview menée par Cléa Hameury. Mars 2024

 

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(1) DEA : diplôme d’études approfondies

(2) Crise Crétacé-Tertiaire : extinction massive et à grande échelle d'espèces animales (dont les dinosaures) et végétales qui s'est produite sur une courte période de temps il y a 66 millions d'années.

(3) Oxford Clay : formation rocheuse sédimentaire marine sous-jacente à une grande partie du sud-est de l'Angleterre.

(4) Mésosuchien : crocodilien fossile du jurassique et du crétacé d'Europe occidentale, plus ou moins adapté à la vie aquatique.*Ostéodermes : structure d’écailles, de plaques osseuses ou d'autres compositions dans les couches dermiques de la peau.

(5) Vision spatiale : consiste en l'habilité d'un individu à reconnaitre l'emplacement physique d'un objet, de même que sa relation physique avec les autres objets.

(6) Ostéodermes : est une structure d'écailles, de plaques osseuses ou d'autres compositions dans les couches dermiques de la peau.

(7) Épipélagique : zone aquatique se situant de 0 à 200 m sous la surface de la mer.

 

Le portrait de Stéphane HUA

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